
Arnaud TIMBERT
Professeur d’Histoire de l’art du Moyen Âge à l’université de Picardie – Jules-Verne – Laboratoire TrAme UR4284.
Il est par ailleurs membre et professeur associé de l’École doctorale SCUDO de l’université polytechnique de Turin, membre de la 2e section de la Commission nationale du Patrimoine et de l’Architecture et membre du Conseil scientifique du Centre international du vitrail.
Au moment où Notre-Dame de Paris est restaurée et tandis que de grands chantiers se préparent aux cathédrales de Beauvais (toitures) et d’Amiens (chevet), peut-être convient-il de préciser ce qu’est une cathédrale et comment l’appréhender.
Une cathédrale n’est pas la seule expression d’un savoir-faire technologique, une cathédrale n’est pas la seule affirmation d’un pouvoir canonial ou épiscopal, elle n’est pas qu’espace de réunion voire de festivité, et elle n’est pas que cette forme qui marque le paysage, jusqu’à le transformer. Une cathédrale, ainsi que toute église, est essentiellement un lieu qui prépare à la transcendance en jouant sur la gamme de toutes les émotions : elle est agissante.
Les cathédrales sont en effet des lieux multisensoriels qui, en imposant un cheminement horizontal – iter – bien articulé de couleurs, de senteurs, de rythmes et d’objets, d’objets tantôt sonores tantôt incandescents, mais toujours multicolores, mettent le fidèle en disposition de voir l’ineffable, l’indicible et parfois l’invisible : le sacrifice du Christ sur l’autel. Sollicité par tous les sens, une fois arrivé au pied de cet autel, le fidèle est ainsi préparé au transitus, c’est-à-dire au cheminement vertical. L’église est donc un lieu de performance destiné à faire vibrer les corps pour mieux animer les prières et emporter les âmes – in locis competentibus.
Lumières immatérielles et lumières matérielles
Imaginons un homme, pèlerin ou paroissien, disons un voyageur, et dans tous les cas un croyant qui aux XIIIe-XIVe siècles, arrive à Amiens au rythme du temps, à savoir à celui de son pas ou de son cheval. Plus encore qu’aujourd’hui – comme le rappellent les planches de Nicolas de Crécy, de Damien Cuvillier et de Guillaume Delacour – la cathédrale dominait l’horizon. D’aussi loin qu’il venait elle se présentait donc aux yeux du voyageur ; il s’en imprégnait lentement.
Outre sa masse architecturale, sa lumière en faisait un repère. Une flèche primitive, érigée après 1305, était peut-être revêtue à la feuille d’or ; elle brillait ainsi, comme celle qui la supplanta, à la lumière du soleil comme à celle de la Lune. La nuit par ailleurs, les cierges, les candélabres et les lampes à huile brasillaient ici et là, dans la nef et le chœur. Leurs halos traversaient les vitraux, révélaient les images au passage, puis infiltraient la ville. Dans l’obscurité totale de la cité médiévale, la cathédrale était ainsi la seule lumière, le seul repère, la seule source d’espérance dans les ténèbres. Peu à peu, au gré de sa progression, le voyageur s’imprégnait ainsi du monument et se familiarisait avec sa présence.
Une fois arrivé aux abords de la façade occidentale, les trois portails occasionnaient un premier effet esthétique. Dans une ville médiévale faite de couleurs ocres, grises, sombres et mates, les saintes et les saints des trois portails apparaissaient en une violente éclaboussure polychrome. Le vert, le rouge, le jaune, le bleu rehaussés ou soulignés par le blanc ou le noir et, parfois, par quelques feuilles d’or faisaient scintiller la façade. La couleur, qui au Moyen Âge est considérée comme une lumière, ne donnait donc pas seulement vie aux personnages sculptés des portails, elle les animait. Au-dessus, dans les hauteurs, à proximité de la corniche sommitale teintée de rouge, des gargouilles, peut-être elles-mêmes polychromes, jaillissaient, ambivalentes, à la fois terribles et apotropaïques.
Passé ce moment d’émotion chromatique, le voyageur approchait de la porte. Il passait à proximité du grand Jugement dernier qui orne encore le tympan du portail central. La vision de la fin des temps se déploie ainsi à l’occident – occidere / la mort – là où le soleil rend ses derniers feux. Cette scène dominée par un Christ de douleur rappelle le pari de la religion chrétienne : la lumière, la vraie lumière, la vie, la vraie vie ne peuvent se trouver qu’à condition de passer par la mort. C’est pourquoi, en franchissant le seuil de l’église, le voyageur reproduisait aussi l’acte de son baptême – baptisma / noyade – qui le fit métaphoriquement mourir et resurgir à la vie comme chrétien. Puis il pénétrait dans le monument. Céans, il marchait ; et il s’élevait déjà. L’édifice se déployait alors comme aucun autre en Occident. Les verrières reprenaient les couleurs extérieures, couleurs vivantes qui faisaient vibrer l’espace en ondoyant sur des parois revêtues de pierres idéales tracées à joints blancs sur un fond ocre, tandis qu’au-dessus d’une frise de feuillages verts les voûtes arboraient un enduit plus clair, jaune-orangé. Ainsi, plus le regard s’élevait et plus la cathédrale s’éclaircissait.
Lumières immatérielles et lumières matérielles étaient donc partout, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, elles bâtissaient le monument et enveloppaient le voyageur dès lors transporté, par voie anagogique, pas après pas, des choses terrestres aux choses célestes. Irrésistiblement, celui-ci poursuivait son chemin ; il avançait dans la cathédrale au rythme donné par les colonnes et suscité par des lignes de fuite qui, au-dessus des grandes arcades et du triforium, guidaient son regard vers l’essentiel. La frise de feuillages verts des grandes arcades était à cet égard très performante. Non seulement elle contrastait avec les parois couvertes d’ocre, non seulement elle emportait le regard d’un seul jet vers l’orient, mais encore mettait-elle le voyageur dans un contexte dynamique et collectif. Cette frise, qui devait courir depuis le nord jusqu’au sud, était destinée à ceindre l’espace, tel un fil d’Ariane, pour guider le cheminement de l’homme vert. Chaque année, le 13 janvier, se fêtait la translation de saint Firmin, premier évêque d’Amiens. Pour l’occasion, un bedeau de l’église Saint-Firmin-en-Castillon revêtait une tunique couverte de feuillage.
Accompagné des enfants de chœur, des chantres et des vicaires, eux-mêmes habillés de vert, il entamait une procession depuis le nord de la nef jusqu’au chœur de la cathédrale pour rappeler le reverdissement miraculeux de la nature le jour de l’invention des restes de Firmin. Le voyageur cheminait donc, le regard pris par la main des lignes et des couleurs. Alors qu’il traversait le labyrinthe disposé au milieu de la nef, des éclats de mots et de chants lui parvenaient depuis les chapelles rayonnantes quand ils n’émanaient pas, parfumés d’encens, des stalles dissimulées derrière le jubé. Sons, rythmes, odeurs, lumières et couleurs préparaient ainsi le voyageur à recevoir l’essentiel. En poursuivant son chemin jusqu’à la croisée du transept, les dimensions même du lieu sollicitaient l’ensemble de son corps.
La cathédrale d’Amiens est en effet construite en référence à ses prototypes bibliques. Elle est notamment bâtie sur les mensurations offertes par l’ange de la vision de saint Jean. Dans le livre de l’Apocalypse, chapitre 21, l’ange mesure la Jérusalem céleste avec une toise en or et affirme qu’elle a une largeur de 144 coudées, une longueur de 144 coudées et une hauteur de 144 coudées. Or, à Amiens, la hauteur, mesurée avec le pied romain, est de 144 pieds. Dans le même ordre d’idée, en écho à la récurrence des 50 coudées de l’arche de Noé, le carré de la croisée du transept fait 50 pieds romain de côté. La cathédrale, à l’instar de l’arche, est un véhicule de salut. Plus encore, en reproduisant les mensurations du Paradis, elle offre un espace qui positionne le corps du fidèle dans un usage quasi réel des cieux. Tout ce cheminement de l’occident à l’orient est donc un temps de transformation et de préparation. Dès lors, arrivé au pied de l’autel, le voyageur était-il en disposition d’entendre les mots vibrants du latin – le plus souvent incompréhensible pour lui – et d’attendre l’apparition de l’invisible : il pouvait accueillir le Mystère.
Trait d’union entre le passé et l’avenir.
La messe, aux XIIIe-XIVe siècles, était fondée sur une liturgie faite de gestes codifiés accompagnés d’une paramentique subtile. Il en résultait une dramaturgie qui, tout en magnifiant le sacrifice, valorisait la mémoire des morts. La cathédrale, dans son fonctionnement, soulève ainsi la question du temps. C’est ce qui en fait un lieu d’une performativité hors norme : la cathédrale, ainsi que toute église, est un trait d’union d’une perpétuelle présence entre le passé et l’avenir. Au présent, elle fait la somme des temps révolus (mémoires des morts invoqués et des événements célébrés) et des temps non-advenus (les promesses du pardon, de la rédemption et de la résurrection).
Lieu de contact entre les temps, entre la vie et la mort, lieu de transition entre la terre et le ciel, la cathédrale, seul lieu multicolore du Moyen Âge, seul espace captant et restituant la lumière jusqu’à l’éblouissement, était donc un lieu aussi magique que mystique qui mettait en disposition de recevoir et de ressentir le divin.
Les hommes de la fin du XXe et du début du XXIe siècle sont bien différents de ceux qui bâtirent la cathédrale d’Amiens ou que ce voyageur qui la parcourut. Ils ne partagent avec eux ni leur conception du temps et de l’espace ni leur rapport à la terre et au ciel, à la matière et à l’immatière. Pourtant, chacune et chacun d’entre nous, à sa manière, reçoit et ressent la cathédrale comme notre voyageur, avec le corps.